Les messages sur l’armée se suivent et se ressemblent. Depuis des années, on nous dit que les menaces sont là, et on investit ailleurs. Au chiffre 1.1 déjà du message, deuxième paragraphe, le Conseil fédéral relève qu’ »il semble improbable que, dans un avenir proche, un conflit armé survienne à proximité immédiate de la Suisse ou que notre pays soit la cible d’une attaque militaire ». Improbable ne veut pas dire impossible, certes, mais alors qui nous attaquera? La France? L’Allemagne? L’Italie? L’Autriche peut-être? Franchement non. Alors qui? La Russie, l’ennemi éternel, comme le disait si bien notre collègue Daniel Brélaz en décembre dernier?

Même si cela fait mal à nos sentiments patriotiques ou heurte la fierté de vivre dans un pays neutre, nous sommes aujourd’hui protégés par l’Otan. C’est encore et toujours, et sans doute pour longtemps encore, la plus puissante armée du monde. Les dépenses de l’Otan représentent, en 2019, 1000 milliards de francs, soit plus de la moitié des dépenses militaires mondiales. Pendant ce temps, notre méchant voisin russe dépense 65 milliards de francs, soit quinze fois moins.

La Russie attaquerait-t-elle la Suisse en traversant la moitié de l’Europe avec ses chars et ses avions? Aucune chance. Si elle nous attaquait, ce dont nous doutons, elle le ferait autrement. Elle le ferait au moyen de ses missiles, contre lesquels nous ne pouvons pas faire grand-chose. Surtout, elle nous harcèlerait pendant des mois. Les nouveaux territoires de défense sont en effet ailleurs, dans le cyberespace, dans l’espace de l’information ou, dans une moindre mesure, dans l’espace exoatmosphérique. Les experts de la défense ont fait ce constat dans un rapport sur l’avenir de nos forces terrestres, un constat qui a été repris dans le message du Conseil fédéral: la manière de faire la guerre change.

Mais alors pourquoi la Suisse continue-t-elle à investir massivement dans son armée en vue d’une guerre conventionnelle? Pourquoi continue-t-elle à entretenir 500 chars de grenadiers et 300 et quelques chars de combats? Pourquoi acheter des mortiers ou des lance-mines, ou entretenir une armée de terre aussi pléthorique qu’inutile? L’armée suisse a un incompréhensible problème de priorités. Elle investit dans des domaines qui ne correspondent pas aux besoins de sécurité de la population. Nous comprenons que faire évoluer une structure aussi énorme, aussi complexe, ce n’est pas facile, mais il faut commencer un jour. Le poids de la tradition ne doit pas nous empêcher de réformer.

L’argent doit aller ailleurs, par exemple dans le civil. Prenons les menaces terroristes ou la lutte contre le crime organisé: ce ne sont pas des tâches de l’armée, ce sont des tâches des polices fédérale et cantonales. Ce sont des tâches du Corps des gardes-frontière. C’est aussi souvent grâce aux contacts entre nos services de renseignement et les services étrangers que nous pouvons nous protéger efficacement dans ce domaine.

Les autres menaces importantes qui pèsent sur la population suisse sont citées dans un rapport de 2015 de l’Office fédéral de la protection de la population dont nous nous réjouissons d’ailleurs qu’il soit mis à jour. Le classement dans l’ordre est, premièrement, un black-out électrique; deuxièmement, une pandémie; troisièmement, les conséquences du réchauffement climatique. Combattre ces menaces est par essence une tâche civile. Le problème d’un black-out électrique est avant tout un problème de cyberdéfense. Comme le dit si bien le message du Conseil fédéral, c’est une tâche civile que de défendre ses données et les systèmes électroniques. C’est la tâche des individus, c’est la tâche des entreprises. L’armée, elle, ne défend que ses propres infrastructures, et elle le fait d’ailleurs très mal, comme le montre une récente étude de l’Administration fédérale des finances.

Lutter contre les pandémies est aussi une tâche civile. La Pharmacie de l’armée peut être utile, l’investissement des soldats sanitaires dans les hôpitaux a été important ces derniers mois, mais cela n’enlève rien au fait qu’on justifie aujourd’hui l’armée à travers les tâches civiles qu’elle remplit.

La lutte contre les conséquences du réchauffement climatique est aussi une tâche civile. L’aide en cas de catastrophe, souvent utilisée pour parer aux conséquences d’intempéries, est une tâche civile. Nous pourrions multiplier les exemples. Je ne peux pas suivre le rapporteur: ce n’est pas dans le cadre du rapport sur les risques que nous devons discuter des menaces. Alors que, de plus en plus, les risque sont ailleurs, nous ne pouvons pas continuer à payer toujours plus pour l’armée; cet argent manquera ailleurs.

En résumé, les objectifs que s’est fixés l’armée pour les quatre prochaines années ne correspondent pas aux menaces réelles pourtant clairement décrites dans le rapport. Préparé avant la pandémie, le message ne prend pas en compte les enseignements des derniers mois. Ce sont les deux raisons qui nous ont poussés à proposer le renvoi de l’ensemble du projet au Conseil fédéral.